Mark E. Smith : un portrait de la classe ouvrière mancunienne
Un pan de l’histoire de Manchester s’est effondré. Mark E. Smith, leader du groupe post punk The Fall, est décédé à l’âge de 60 ans, mercredi 24 janvier 2018. Véritable stakhanoviste de la musique, il laisse une discographie de 32 albums studio, 35 enregistrements en concert ainsi que cinq disques mêlant enregistrements en studio et en live. Si l’impact musical de Smith nourrira des débats pendant des décennies encore, son empreinte personnelle demeure indiscutable.
Né à Salford, dans la banlieue de Manchester, Mark E. Smith est un pur produit de ce nord industriel dépeint, dans les années 1840, par Friedrich Engels. Il a toujours vécu entre sa ville d’origine et Prestwich où ses parents s’installent quand il est enfant. Fils d’un plombier, il quitte l’école à l’âge de 19 ans. Aîné de quatre enfants, il travaille dans un abattoir puis sur les docks de Salford. Il crée the Fall en 1976 après un concert des Sex Pistols. Empruntant son nom au roman philosophique d’Albert Camus, le groupe se distingue rapidement du mouvement punk traditionnel, un mouvement que Mark E. Smith méprisait globalement.
Musicalement, The Fall intègre des emprunts aux musiques électroniques qui commencent à émerger, notamment en provenance d’Allemagne, comme le groupe Can. Au fil d’un album par an, il flirte entre ambiances sombres, clins d’oeil moqueurs à la pop et guitares colériques. La colère, comme un penchant pour la violence, demeurent la marque de fabrique du chanteur inamovible d’un groupe qui a quasiment connu autant de membres qu’il a produit de disques. Pourtant, les textes de Mark E. Smith s’éloignent bien souvent de ce registre.
Entre chroniques ironiques, moqueries, poèmes sous amphétamines ou errances aussi chaotiques que nocturnes, les paroles de Smith constituent des récits impressionnistes de la vie à Manchester. Il peut, à sa manière, se rapprocher de Burroughs, Bukowski ou autres clochards de génie. Avec la politique en plus.
Mark E. Smith n’a jamais renié son engagement à gauche. D’abord au Labour party, comme tout prolo du Nord. Il quitte les travaillistes en 1982 quand ils condamnent l’intervention militaire britannique dans les îles Falklands décidée par Margaret Thatcher. Dans l’Angleterre septentrionale, on ne rigole pas avec le drapeau. On aime son pays, celui qui a su créer le Welfare State quand les caisses étaient vides. Fort de cet héritage, le frontman de The Fall rejoint… les trotskistes du Socialist Workers Party. Plus tard, il qualifiera le bilan de Tony Blair à Downing Street comme « indigne ».
En 2011, il se déclare « encore plus à gauche », lançant au journaliste de The Independent auquel il accorde un entretien une provocation dont il a le secret : « Staline avait raison. Prend un éditorialiste sur cinq, et autant de membres du parlement, et flingue-les. Ensuite, ils vont se remuer ». Passée la crise de rire, il revient à ses fondamentaux, parlant des membres de sa famille qui oeuvrent comme travailleurs sociaux et qui doivent passer un entretien pour conserver leurs jobs après 13 ans de service. En 2016, il ne prend pas part au leadership du Labour party, parce qu’il refuse d’utiliser internet.
Même s’il a toujours adoré se moquer, parfois cruellement, d’eux, Smith a toujours revendiqué et défendu les prolétaires. Comme eux, il s’habille proprement. Sa chemise est toujours repassée quand il se rend à interview. Comme eux, il défend les valeurs du travail acharné, dont son productivisme musical témoigne. Comme eux, il est fan de foot, surtout de Manchester City qu’il a qualifié, avant le rachat, de « club sans espoir ». Comme eux, il défend son pays qu’il aime autant qu’il déteste. Il parle ainsi de Manchester comme le pire endroit du monde tout en se révélant incapable de vivre ailleurs. Finalement, ses propos rapportés par Dusted Magazine résument tout :
« La classe ouvrière et la vraie classe supérieure ont beaucoup en commun. Elles savent d’où elles viennent. Elles aiment boire un verre. Elles ont un sens de l’humour. »
Les classes moyennes, en revanche, font l’objet des traits acides du chanteur qui brocarde leur fausse bien-pensance. « J’aimerais bien voir la réaction des gens à Notting Hill si on leur foutait une bande d’immigrés sur le pas de leur porte. Je pense que la classe ouvrière en a beaucoup plus intégrés au fil des ans, sacrément plus que ce qu’on leur reconnaît. » Ces propos lui ont valu pas mal d’ennuis. Alors qu’il a toujours défendu ses disques, le DJ John Peel ne goûtait guère les déclarations de Mark E. Smith.
Comme bien de ses voisins, le leader de The Fall, pour porté sur les drogues qu’il ait toujours été, n’en reste pas moins conservateur sur les valeurs sociétales. Ainsi, il déclare publiquement que, s’il veut vivre avec une femme, il doit se marier avec elle. Il a eu trois épouses successives. En cela aussi, Mark E. Smith est un pur produit de cette classe ouvrière du Nord de l’Angleterre. A tel point même qu’il détestait qu’on parle de lui comme un « working class hero ». Son héros à lui, un de ses ancêtres, a combattu dans la guerre contre les Zoulous en 1879.
Seule consolation à la perte de ce monument irremplaçable du punk rock, c’est qu’il ne reste plus rien à la Grande Bretagne que la Reine.
Ce propos vous engage 🙂
Il reste aussi Morrissey, pour les fans qui se ruent sur le film England is mine, et Peter Hook, dans un autre genre.